SUR INVITATION: Les enjeux sanitaires, socio-économiques et environnementaux des systèmes de cuisson non propres en Haïti (Jean Jean Lacroix)
Les conséquences de la dépendance au charbon de bois pour la cuisson vont bien au-delà de la question du déboisement.
Jean Jean LACROIX a fait ses études secondaires au Collège Pierre Ridgway à Saint-Louis du Nord, en Haïti. Après son diplôme d’études secondaires en 2012, il a obtenu une bourse d’études de HELP pour poursuivre ses études à l’Université Quisqueya où il a décroché son diplôme de premier cycle en agroéconomie. Après plusieurs années d’expérience de travail dans le secteur agricole en Haïti, il a décidé de se lancer dans des études de master en Économie de l’Environnement, de l’Énergie et du Développement Durable à la faculté d’économie de l’Université Grenoble Alpes en septembre de 2022. Il a déjà terminé ses cours dans ce programme et il effectue actuellement son stage de fin d’études en Responsabilité Sociétale des Organisations (RSO) et Stratégie Climat chez l’ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières à Lyon. Il est intéressé par la transition écologique et la lutte contre le changement climatique avec des focus sur les thématiques suivantes : Environnement & Développement Durable, Durabilité des systèmes agroalimentaires, Energie-Climat.
On entend par systèmes de cuisson, les sources d’énergie et les foyers qu’on utilise pour faire cuire les aliments. Ces éléments jouent un rôle important dans la vie de tous les jours car la cuisson est nécessaire pour beaucoup d’aliments que nous mangeons.
Quand on parle des systèmes de cuisson alimentaires, on voit apparaitre clairement deux des 17 objectifs du développement durable (ODD). Il s’agit de l’objectif numéro 2 (éliminer la faim dans le monde) et l’objectif numéro 7 (Accès à l’énergie propre à un cout abordable). En effet, l’accès universel à une énergie de cuisson propre est l’un des axes essentiels de l’ODD numéro 7.
Cependant, selon l’agence internationale de l’énergie (AIE) pour l’année 2022, environ 2,3 milliards de personnes dans le monde n’avaient pas accès à un système cuisson propre. Cela cause 3,7 millions de décès prématurés annuellement, ce qui fait des systèmes de cuisson la 3e source de mortalité prématurée au monde et la 2ème en Afrique.
Le graphique ci-dessous provient d’une étude publiée en 2021 et nous montre les efforts de réduction du nombre de personnes sans accès à un système de cuisson propre par région de 1990 à 2030 (les dernières années étant des projections). On peut voir que la région de l’Amérique Latine et les Caraïbes est mieux classée que l’Asie (sauf pour Asie de l’ouest) en termes de nombre de personnes sans accès à un système de cuisson propre.
On peut voir également qu’il n’y a que dans la région de l’Afrique subsaharienne où le nombre de personnes sans accès à des énergies et foyers de cuisson propres est en augmentation. Ce nombre pourrait excéder le milliard de personnes d’ici 2025 d’après les projections. Ces tendances inquiétantes font écho à un commentaire d’une lectrice sous un article précédent publié en lien avec ce sujet.
La lectrice,
, a commenté:Intéressant de lire ça...Ça pousse vraiment à le réflexion...Je viens par exemple du Cameroun et les plats cuisinés avec le bois (morceaux ou en sciure) et le charbon sont plus culturellement appréciés que ceux cuisinés au gaz et autres...je me demande si en mettant ces arguments de santé et surtout de longévité en avant cela incitera davantage de personnes à faire le shift🙃?
Bref c'est à réfléchir ...peut-être faire une étude un peu plus approfondie sur le sujet peut être intéressant
Merci beaucoup pour les informations et le travail de recherche
Cuisiner tue les femmes et les enfants en Haïti
Un récent article du magazine The Economist rapporte qu’en 2021, on avait enregistré 126 décès prématurés dus aux combustibles solides (comme le bois 🪵 ou le charbon de bois), pour chaque 100 000 habitants.
Cependant, lorsqu’on regarde les données pour Haïti, on constate qu’Haïti ne fait pas partie des bons élèves de la région Amérique Latines et les Caraïbes dans l’accès aux systèmes de cuisson propre. Effectivement, selon le bureau de mines et de l’énergie (BME), le bois couvre plus de 75% des besoins énergétiques du pays. Plus de 90% des ménages en Haïti utilisent le bois ou le charbon de bois comme principale source de combustible de cuisson, d’après le Global Alliance for Clean Cookstoves.
En outre, la consommation de charbon de bois s’élève à environ 946,5 mille tonnes/an selon le BME. Port-au-Prince, la capitale, consomme à elle seule 438 mille de ces 946.5 mille tonnes, soit 46.28%. Il faut toutefois noter, toujours selon le BME, que 2,48 % du charbon de bois consommé à Port-au-Prince, provient de la République dominicaine.
Cette situation implique plusieurs enjeux dans le pays. Les enjeux environnementaux sont ceux qui sont les plus abordés dans le débat public. Mais en plus des enjeux environnementaux, les systèmes de cuisson alimentaires ont des implications sanitaires et socio-économiques importantes en Haïti.
Notre objectif ici est d’approfondir à la fois les enjeux sanitaires, socio-économiques et environnementaux des systèmes de cuisson en Haïti en s’appuyant sur la littérature existante.
Enjeux Environnementaux
En Haïti presque tout le monde a une idée sur les implications environnementales de l’utilisation de combustibles solides pour la cuisson alimentaire, en particulier le charbon de bois. Les impacts en matière de déboisement et de déforestation sont souvent évoqués et ce sujet es très présent dans l’espace public Haïtien.
Selon un rapport réalisé par Jean-Pierre Angelier, professeur à la Faculté d’Economie de Grenoble pour le compte de l’ONU, en Haïti, au début des années 2000, l’érosion des sols attribuée à l’utilisation du charbon de bois était estimée à 2000 hectares de terres fertiles lessivées chaque année.
Le tableau ci-dessous présente une estimation du coût d’opportunité économique de la dégradation environnementale imputée à la coupe de bois pour la cuisson alimentaire en Haïti. Il en ressort que chaque tonne bois coupé correspondait à un coût de 400 $ en termes de potentialité agricole réduite et d’autres services environnementaux.

Ensuite, l’utilisation du bois ou du charbon de bois et des foyers non performants pour la cuisson alimentaire entraine un autre problème celui de la pollution de l’air, notamment la libération de polluants atmosphériques tels que les particules fines (Particulate matter en anglais souvent notées PM) de 2,5 microgrammes (PM 2,5), les particules fines de 10 microgrammes (PM 10), le monoxyde de carbone (CO), le composant organique volatile (COV) et l’oxyde d’azote (NOx). En 2020, un article de l’agroéconomiste Stevens Azima nous a alerté sur le danger que présentent les polluants atmosphériques pour la santé humaine notamment sur les 4.2 millions de morts/an au monde liées seulement à la pollution de l’air ambiant
En Haïti , la pollution de l’air liée à la cuisson alimentaire engendre des problèmes de santé publique énormes. La partie suivante est consacrée à ces enjeux sanitaires.
Enjeux Sanitaires
La pollution de l’air domestique liée aux systèmes de cuisson alimentaire en Haïti a des implications graves en termes de santé publique. Pourtant, ces enjeux sont très peu connus de la population, même si on trouve des traces de leur mention dès les années 1990. C’était aussi l’époque où l’on faisait la promotion de méthodes de cuisson alternatives, des réchauds “miracle” et aussi des réchauds “soleil”, autant d’options qui ne se sont finalement jamais vraiment imposées (voir l’archive dLOC plus bas).

En effet, la pollution de l'air domestique due à la cuisson des aliments est le 2e facteur de risque de mortalité en Haïti après l’hypertension. En 2015, cela a engendré 8 000 décès prématurés (source). Les femmes et les enfants de moins 5 ans sont les plus touchés, soit 58 % et 13% respectivement.
Cela s’explique par le fait que les femmes sont plus présentes dans les rôles de cuisson alimentaire en Haïti et elles sont souvent accompagnées d’enfants de bas âge. De plus, les enfants sont souvent appelés à vérifier si le feu fonctionne bien en cuisine (je me rappelle personnellement avoir été souvent, enfant, sollicité pour allumer le feu).
Une autre étude, de l’économiste de l’environnement Bjorn Larsen dans le cadre du projet Haïti Priorise, a révélé qu’en 2016, 1 décès sur dix (1/10) en Haïti était lié à la pollution de l'air domestique due à la cuisson des aliments, soit plus de 8200 victimes annuellement (Larsen, 2017). Ce nombre a presque doublé en 2021, selon ce qu’a rapporté l’agroéconomiste Stevens Azima dans un article citant le magazine The Economist.
En effet, le nombre de décès prématurés imputé au système de cuisson alimentaire traditionnel pour l’année 2021 était de 126 pour chaque 100 000 habitants (The Economist cité par Azima, 2024).
Si on ramène ce chiffre à la population globale du pays (11 905 897 habitants en 2021), on obtient environ 15 000 décès prématurés en 2021.
Le phénomène de décès prématurés lies aux énergies et foyers de cuisson alimentaire est dû au fait que l’utilisation de ces systèmes de cuisson expose les personnes qui cuisinent à des niveaux de pollution de l’air qui dépassent le niveau toléré par l’organisme humain.
Par exemple l’exposition au PM 2.5 en Haïti est de 100-200 µg/m3 pour les foyers au bois et de 50-100 µg/m3 pour les foyers au charbon de bois, soit un niveau 5 à 20 fois supérieur au niveau de 10 µg/m3 préconisé par l’OMS selon Bjorn Larsen. Cela engendre des maladies cardiaques, des crises cardiaques, des cancers du poumon et des maladies respiratoires qui conduisent à la mort de façon prématurée.
D’autres problèmes de santé peuvent être attribués à l’énergie de cuisson alimentaire tels que la déformation physique due à la collecte de bois de feu, le coup de froid dû à la production de charbon de bois, etc.
Par exemple, quand quelqu’un est en train de trier son charbon et que soudainement il se met à pleuvoir, la combinaison du grand feu du charbon et de la pluie peut le rendre malade. Il peut passer des semaines avec le nez qui coule, des frissons, de la fièvre, de douleurs musculaires. C’est quelque chose que j’avais l’habitude de constater dans la localité d’où je viens, à Saint-Louis du Nord.
Enjeux Sociaux
Les systèmes de cuisson alimentaire dominants ont des implications sociales qui méritent l’attention de la population et des dirigeants. Comme on a vu précédemment, il y a une disparité en terme de genre et d’âge par rapport à ce phénomène car les femmes et les enfants sont plus exposés aux risques sanitaires et de décès prématurés liés aux systèmes de cuisson.

Il existe aussi une disparité entre les ménages urbains et ruraux en termes d’accès aux types d’énergie de cuisson et de types de foyers. Les ménages ruraux sont plus susceptibles d’utiliser le bois de feu et un foyer à 3 roches tandis que les ménages urbains sont plus enclins à utiliser un foyer au charbon de bois ou un foyer au Gaz de Pétrole Liquéfié (GPL). Les ménages ruraux sont donc plus exposés que les ménages urbains aux risques de santé publique liés aux systèmes de cuisson alimentaires en Haïti.
De plus, l’agence internationale de l’énergie estime que, dans les pays où les systèmes de cuisson non performants sont prépondérants, les gens passent 5h/jour en moyenne pour la collecte de bois de feu et la cuisson d’un repas. Par conséquent, il y a moins de temps disponible pour étudier et pour d’autres activités lucratives ainsi que pour des activités de loisirs.
Il y a un autre aspect social lié au système de cuisson en Haïti, soit le fait que les gens ne maitrisent pas le fonctionnement des foyers au GPL et craignent l’explosion des bonbonnes de propane, ce qui limite l’adoption de systèmes de cuisson plus propres (Gouvernement Canada, Clean Cooking Alliance et Dalberg,2020).
Ensuite, la prolifération de contrefaçons fait obstacle à la diffusion des foyers améliorés. Certaines croyances culturelles peuvent aussi constituer une barrière à la transition vers une cuisson propre. Par exemple en dans certaines cultures, les individus croient que les repas préparés au feu en bois ou charbon de bois ont un meilleur gout que ceux préparés au feu à gaz et ils pensent aussi que la cuisson traditionnelle permet de rester connecté à leurs ancêtres. Cela pourrait être le cas dans certaines zones rurales en Haïti aussi.
Enjeux Economiques
En octobre 2023, le bureau des mines et de l’énergie (BME) a publié une note consacrée au bois en Haïti.
Dans cette note, le BME a présenté l’importance économique de l’industrie du charbon de bois en Haïti. Cette note révèle qu’en 2017 cette industrie représentait 4,7 % du PIB du pays.
Le BME a rapporté aussi que les ventes totales de charbon de bois en Haïti sont estimées à 392 millions de dollars US chaque année, dont 182 millions pour le marché de Port-au-Prince. Le montant concernant les ventes totales correspondait à 74% des dépenses en importation de produits pétroliers pour l’année 2020, soit une économie de 529 257 dollars US (BME, 2023).
A la lumière de ces informations, on peut voir que d’un point de vue purement économique la transition vers des énergies de cuisson propre représente un gros défi, car elle implique une transition vers des sources d’énergie importées.
Cependant, la valeur rapportée ici, c’est une valeur comptable qui ne prend pas en compte les coûts environnementaux, sanitaires et sociaux liés à l’usage du charbon de bois comme énergie de cuisson.
Or, on a vu dans les paragraphes précédents que ces externalités négatives sont considérables. Donc, pour mieux cerner tous les enjeux de la question, il faut une approche économique globale intégrant les externalités négatives et positives des systèmes de cuisson alimentaires.
Le travail de Bjorn Larsen a justement abordé la question dans une telle perspective, en présentant une analyse avantages-coûts liée à l’adoption des technologies de cuisson propres en Haïti. Les résultats montrent qu’en considérant certains avantages sanitaires et sociaux, notamment la réduction de l’exposition aux particules fines (PM 2,5 et PM 10), les bénéfices sont 1 à presque 4 fois plus importants que les coûts.
Cela signifie que globalement, le pays gagne à effectuer la transition vers des sources d’énergie plus propres, même si celles-ci devaient être principalement importées.
Comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous, le bénéfice de l’usage des foyers au GPL (réchauds à gaz) est 2.1 fois plus important que le cout et les bénéfices de l’usage des foyers performants utilisant le charbon de bois ou le bois (réchauds améliorés). Il est aussi 3.8 et 3.9 fois plus important que les couts associés à l’impact des foyers à 3 roches et les réchauds non performants. Ceci dit, même en continuant à utiliser le bois et le charbon de bois, si on adopte des technologies propres (foyers améliorés), on réduirait de façon considérable les couts sanitaires et sociaux liés aux systèmes de cuisson en Haïti.

Si les avantages des systèmes de cuisson propres sont plus importants que les couts par rapport aux systèmes de cuisson non propres, qu’est-ce qui limite l’adoption des systèmes propres en Haïti ?
La pauvreté est certainement une des raisons. Comme le signale l’économiste du climat, Chritian de Perthuis, c’est dans les pays avec les populations les plus pauvres au monde que les systèmes de cuisson dangereux (non propres) persistent.
Des travaux sur Haïti ont montré effectivement que les prix des technologies de cuisson performantes (foyers) ne sont souvent pas abordables pour la majorité des ménages haïtiens.
Le prix des combustibles liquides peut constituer une barrière à la conversion en système de cuisson propre comme l’avait mentionné récemment Michelle Hallack, une économiste de l’énergie et du développement durable à la Banque Mondiale, dans une publication sur sa page LinkedIn concernant le contrôle du prix du GPL au Brésil (Michelle Hallack,2024).
Il existe d’autres obstacles d’ordre socio-économique qui limite la conversion en système de cuisson propre en Haïti par exemple le transport du réchaud et de la bonbonne, le cout du remplissage de la bonbonne, ou encore les logements de petite taille de nombreux ménages selon Angelier.
Conclusion
En somme, la question de la cuisson alimentaire est plus complexe que le simple aspect de déboisement et de déforestation qui est souvent mis en avant lorsqu’on aborde ce sujet dans l’espace public haitien.
Ces types de problèmes environnementaux sont certes graves, mais il existe d’autres problèmes associés aux types d’énergie et de foyers de cuisson alimentaire en Haïti.
En effet, ces systèmes de cuisson génèrent des polluants qui ont des conséquences graves en terme de santé publique (maladie cardiaque, maladie respiratoire, maladie pulmonaire et décès prématurés) et qui nécessitent l’attention des autorités concernées et celle de la population.
De plus, il existe des disparités sociales liées à l’âge, la dimension genre et la zone géographique. Malgré la connaissance des multiples impacts négatifs des systèmes cuisson dominant en Haïti ainsi que les bénéfices que peuvent procurer les systèmes de cuisson propres, on voit que la transition vers une cuisson propre est loin d’être une réalité dans le pays. Ce retard n’est pas anodin quand on considère la valeur monétaire de l’industrie du charbon de bois dans l’économie du pays ainsi que d’autres barrières socio-économiques qui entravent la transition vers une cuisson propre.
Pour pallier ce problème, des politiques liées à l’éducation de la population sur ce sujet et des politiques de lutte contre la pauvreté sont nécessaires. Des politiques conjointes et interministérielles doivent être envisagées pour adresser la transition vers la cuisson propre.
On peut envisager l’implication des ministères suivants :
le Ministère l’agriculture, à travers son axe concernant la gestion et la valorisation des ressources ligneuses ;
le ministère de l’Environnement ;
le Ministère de la santé publique ;
le Ministère des travaux publics à travers le bureau de mines et de l’énergie ;
et, enfin, le Ministère du commerce et de l’industrie.
La coopération internationale, par le biais de l’aide publique au développement, est nécessaire aussi pour accélérer la transition.
Quelques projets qui pourraient être intéressants dans les premières phases de la transition sont :
la constitution de forêts énergétiques, par exemple avec les bayahondes,
le soutien à l’adoption des technologies de cuisson propres,
le support à l’adoption de l’énergie solaire pour la cuisson alimentaire, ou encore,
une campagne de sensibilisation massive sur les impacts sanitaires de la cuisson traditionnelle.
N’attendons pas demain.
Merci Jean Jean pour cet article. Il m'a ouvert les yeux sur la situation que j'exposais, et que de nombreuses familles haïtiennes exposent maintenant.
Toutes mes félicitations Jean Jean, la problématique abordée est très originale et l'analyse me semble être très profonde ! Bonne continuation cher frère, un tel travail dans une logique recherche-action ne peut être que bénéfique pour le pays.