Cher lecteur, chère lectrice,
Notre bulletin se standardise! Au menu de ce deuxième bulletin Haiti Recherche:
-de nouvelles recherches sur le marché du travail, l’économie et l’agriculture
-des thèses et des rapports éclairants, et bien plus encore
Je teste aussi un nouveau style, plus direct et plus synthétique et qui accorde plus de place au storytelling. Qui a dit que la science devait être déprimante?
Bonne lecture.
Azima
Publications Scientifiques
Dans un effort pour contrer le chômage, Haïti se tourne vers le digital. Mais est-ce que les gigs en ligne peuvent vraiment ouvrir les portes de l'emploi aux Haïtiens? On pense par exemple aux plateformes de freelance comme Fiverr et aux sites de microtravail comme Amazon Mechanical Turk. Elles sont mondiales, elles sont pratiques et vous offrent l’opportunité de travailler sur demande, depuis le confort de votre maison. Mais ces plateformes sont aussi impitoyables. Ainsi, sur les 160 millions de travailleurs inscrits globalement, seuls 11% réussissent à décrocher un contrat. Les professionnels haitiens ont-ils une chance? En 2022, le Ministère haitien des Affaires Sociales et du Travail, avec un coup de pouce de la Banque Inter-américaine de développement et en collaboration avec la plateforme freelance Wisar, a lancé un programme pilote. Ils ont pris 50 personnes au hasard parmi 3329 aspirants et les ont plongés dans une formation intensive d'un mois. L'objectif ? Transformer des chercheurs d'emploi en as de l’entrepreneuriat digital, la formation couvrant des compétences aussi essentielles que la création de profil en ligne, la préparation d’une soumission ou la négociation. Les résultats, publiés dans Economics Letters ce mois de novembre, montrent que ces stagiaires ont non seulement envoyé plus de propositions, mais ont aussi reçu plus d'appels, signé plus de contrats, et ceci, pour un salaire horaire bien supérieur à celui des autres. On parle d'une hausse de 3,51 dollars US de l'heure, presque quatre fois le salaire du groupe témoin. Ces travailleurs formés ont aussi signalé une plus grande satisfaction au travail. Cependant, les chercheurs conseillent de garder les pieds sur terre. L'impact est là, mais ce n’est pas encore la formule magique contre le chômage. Les plateformes de travail numérique ne sont pas un remède miracle. Mais cette étude a au moins le mérite de montrer qu’elles sont une option à ne pas écarter dans la lutte contre le chômage, pourvu qu’un minimum d’encadrement soit offert aux jeunes haitiens interessés. Il faut signaler aussi la barrière de la langue, beaucoup de ces plateformes étant en anglais.
Avez-vous déjà visité le Parc national La Visite, une zone protégée dans le Massif de La Selle, au sud-est d'Haïti? J’ai eu cette chance une fois. Avec des amis, on était partis de Carrefour pour nous diriger vers le centre-ville, on a ensuite pris de la hauteur vers Furcy. Nous sommes revenus à Carrefour en arrivant de Jacmel, après être passés par le Parc National la Visite puis Peredo. Je vous le dis, ce parc est un joyau. Malheureusement, la déforestation menace sa pérennité mais aussi sa biodiversité. De décembre 2019 à janvier 2022, des chercheurs ont mesuré l’abondance relative des espèces d’oiseaux dans le parc afin de comparer avec les résultats d’une étude précédente réalisée il y a 15 ans. Ils ont repéré 42 espèces d’oiseaux différentes, dont 16 endémiques de l’ile. La situation de 8 des espèces trouvées était préoccupante, avec une espèce "quasi menacée", cinq espèces "vulnérables" et deux espèces "en danger". Même si les proportions des espèces par catégorie de dépendance forestière sont restées globalement stables au cours de la décennie, les chercheurs ont observé une baisse significative dans l'abondance des individus des espèces qui dépendent fortement de la forêt. Cela suggère que la déforestation pourrait être l'une des causes principales du déclin des populations d'oiseaux les plus vulnérables. C'est un constat alarmant, étant donné que 21.4% des espèces observées ont une forte dépendance aux forêts, tandis que 40,5% présentent une dépendance modérée. Ces résultats ont été publiés dans la revue Global ecology and conservation.
Hispaniola, la deuxième plus grande île des Caraïbes, revêt une grande importance pour la conservation aviaire dans la région néotropicale . Partagée entre la République Dominicaine à l'est et la République d'Haïti à l'ouest, elle abrite plus de 300 espèces d'oiseaux , dont 31 sont endémiques (…). En raison de sa situation centrale dans les Caraïbes, Hispaniola est un carrefour migratoire majeur et le principal site d'hivernage de plusieurs espèces d'oiseaux (…). Cependant, l'île est confrontée à une grave dégradation environnementale en raison d'une forte pression anthropique (…), en particulier en Haïti, caractérisée par une extrême pauvreté, une instabilité politique, une faible gouvernance et une grande vulnérabilité aux catastrophes naturelles (…). (Extrait de l’introduction de l’article)
Dans un article récent du Forum for Development Studies, une perspective “alternative” est proposée sur les causes profondes du marasme économique d'Haïti. Bénédique Paul et Daniil Storchevoi, les auteurs, s'éloignent de l'explication traditionnelle qui attribue la pauvreté du pays à son passé colonial. À la place, ils mettent en avant les décisions discutables de l'élite dirigeante haïtienne et les ingérences néocoloniales comme principaux coupables, reléguant l'héritage colonial à un rôle secondaire. Ces auteurs introduisent l'idée de "conjonctures critiques" – des moments charnières de l'histoire qui offrent des fenêtres d'opportunité pour un changement institutionnel significatif. Cependant, ils constatent qu'Haïti a systématiquement manqué ces tournants potentiels. À travers l'analyse de treize de ces périodes critiques, ils montrent que les occasions de réforme profonde ont été gaspillées. Vous trouverez un compte rendu plus détaillé dans ce billet (réservé aux abonnés payants).
Avez-vous déjà entendu parler du haricot tépari ou tepary en anglais? Vous risquez d’en entendre parler plus souvent en Haiti à mesure que les conséquences des changements climatiques se font sentir. Il s’agit d’une culture traditionnelle des Indiens Tohono O'odham du désert de Sonora dans le sud-ouest des États-Unis et du Mexique, ainsi que d'autres peuples autochtones des États-Unis, du Mexique et de l'Amérique centrale. Elle est assez proche du haricot commun (Phaseolus vulgaris L.). Une coopération internationale a pu créer à partir de l’espèce tepary traditionnelle une variété à haut rendement appelée USDA Fortuna. Cette coopération a regroupé des acteurs aussi divers que la USDA-ARS aux États-Unis, l'Université de Porto Rico, l'Université Zamorano, l'Instituto Dominicano de Investigaciones Agropecuarias y Forestales (IDIAF) de la République dominicaine, l'Université Quisqueya d'Haïti, le Service national des semences d'Haïti, l'Instituto Nacional de Innovación y Transferencia en Tecnología Agropecuaria (INTA) du Costa Rica et l'Université d'État de l'Iowa. La variété ainsi obtenue a une couleur de grain noir tacheté et un temps de cuisson rapide, présente une tolérance au virus de la mosaïque dorée du haricot, et une résistance aux souches locales de la rouille à Porto Rico. Elle est également résistante aux ravageurs de la cicadelle (très présents à Cabaret et à Damien), à la nécrose bactérienne commune et présente une résistance modérée à l'oïdium. Voici à quoi ça ressemble (cru et cuit):
Plus précisément, la variété USDA Fortuna s'est distinguée dans des essais de rendement menés à Porto Rico, en Haïti et en République Dominicaine, avec une moyenne de 1 865 kg/ha. Ce chiffre surpasse les rendements des variétés témoins et montre l’adaptation exceptionnelle aux conditions climatiques de cette région. La composition nutritionnelle de USDA Fortuna a été évaluée et les performances comparées pour différents niveaux de fertilité du sol. Les résultats ndiquent une capacité d'adaptation de la variété à diverses conditions de fertilité du sol, un atout majeur pour la production dans des régions où la qualité du sol est un défi constant. Le profil de cuisson de la USDA Fortuna se distingue par sa rapidité et sa capacité à maintenir l'intégrité de la graine pendant la cuisson, un trait particulièrement recherché par les consommateurs pour la préparation des aliments. La variété a démontré une excellente qualité de cuisson avec un temps de cuisson de 58,8 minutes, plus court que la plupart des autres échantillons testés. Les performances de cette variété ont été présentées dans un article publié dans la revue Journal of Plant Registrations. C’est un bel exemple de coopération entre scientifiques de plusieurs pays pour trouver des solutions contre l’insécurité alimentaire dans la région.
Un article captivant de Pamela Zabala Ortiz, récemment paru dans la revue Ethnic and Racial Studies, démontre une tendance accrue chez les Dominicains à s'identifier comme indio dans la période suivant le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 en Haiti. Cette autoidentification s'inscrit dans le cadre de la dominicanidad, une conception de l'identité nationale en République dominicaine définie en opposition à l’identité haitienne. L’indio, qui n’est ni blanco/Blanc, ni mulato/Métis, et surtout pas negro/Noir, est une catégorie d'identité raciale imprégnée de connotations racistes qui reflète une idéologie fortement encouragée par le dictateur Trujillo — responsable de l'institutionnalisation de cette identité et du massacre de plus de 20 000 Haïtiens en 1937. Cette identité prévalait déjà parmi les Dominicains avant le tremblement de terre en Haïti. L'étude démontre que les mouvements massifs d'Haïtiens vers la République Dominicaine, perçus comme une menace existentielle et raciale par de nombreux Dominicains après que la solidarité initiale se soit dissipée et fréquemment exagérés par les médias dominicains, ont intensifié l'attrait pour cette identité dominicaine sur les autres catégories raciales, particulièrement en contraste avec la catégorie negro/Noir. L'article mérite une lecture attentive pour ses analyses méthodiques et ses conclusions éclairantes. Dans l'ensemble, il semble révéler une montée d'un nationalisme dominicain teinté d'anti-haïtianisme et de racisme depuis le séisme du 12 janvier 2010. Cette dynamique est d'autant plus troublante au vu des tensions récentes autour du canal d'irrigation sur la Rivière Massacre côté haitien, qui est devenu un point névralgique dans les relations diplomatiques entre les deux pays.

Travaux Académiques et Institutionnels
Un rapport d’un groupe d’experts mandaté par le Conseil de sécurité de l’ONU sur la situation en Haiti est disponible. C’est l’analyse la plus complète et la plus à jour sur la situation en Haiti (le rapport fait 158 pages), même si ça évolue très vite sur le terrain (pour preuve, les récents évenements à Mariani, Carrefour). Vous pouvez consulter mon compte rendu détaillé, centré sur ce que le rapport nous apprend sur les gangs, dans ce billet (réservé aux abonnés payants).
Le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) vient de rendre disponible un nouveau rapport trimestriel sur la “situation des droits de l’homme” en Haiti. Il couvre la période allant de juillet à septembre 2023. On n’y apprend rien de nouveau, mais c’est une source de plus documentant la violence insupportable qui étouffe le pays. Vous pouvez lire tous les rapports du BINUH ici et lire aussi ce compte rendu de Enquet’Action sur le dernier rapport.
Principaux enseignements:
Avec 2.161 personnes tuées, blessées et enlevées, le troisième trimestre 2023 a enregistré une augmentation de 16% de victimes des groupes criminels, par rapport au trimestre précédent (avril - juin 2023), portant le total des victimes à plus de 5.650 depuis le début de l’année 2023.
Les enlèvements ont augmenté de plus de 96% sur le plan national et de 166% dans le département de l’Artibonite par rapport au trimestre précédent.
Les gangs lourdement armés ont mené des attaques coordonnées de forte intensité à travers la capitale.
La violence populaire issue du mouvement « Bwa Kale » et des lynchages a diminué et est principalement documentée en dehors de la capitale.
La violence sexuelle continue d’être utilisée par les gangs comme une arme contre la population de la zone métropolitaine de Port-au-Prince et de l’Artibonite.
Le recrutement d’enfants au sein des gangs reste très préoccupant.
Une nouvelle thèse de doctorat qui nous arrive de la Norvège se concentre sur les femmes juges en Haiti. Voici comment l’autrice présente elle-même le coeur de sa thèse:
La thèse est composée de trois articles indépendants dont je suis l'unique auteur. L'un d'eux a été publié dans une revue à comité de lecture et deux sont actuellement en cours d'évaluation. Le premier article, "Un bon juge n'a pas de sexe ? Une typologie de la représentation judiciaire", est en cours de révision et étudie le rôle représentatif des femmes juges, en se concentrant sur les avantages perçus de la présence des femmes dans la magistrature. La typologie est appliquée au contexte haïtien et est utilisée pour analyser comment les juges eux-mêmes et les personnes extérieures au pouvoir judiciaire se rapportent à la représentation des genres dans la magistrature. Le second article, "La représentation judiciaire des femmes en Haïti : des gains inattendus des efforts de construction de l'État", est publié dans la revue Politics & Gender et cherche à expliquer l'augmentation du nombre de femmes juges dans l'Haïti post-conflit et post-autoritaire (Tøraasen 2023). Le troisième article, "La fragilité de l'État et les expériences genrées des juges : aperçus d'Haïti", est actuellement en cours de révision pour une édition spéciale et se concentre sur les expériences genrées de l'exercice de la fonction de juge dans un contexte fragile comme celui d'Haïti.
Note: J’ai traduit le contenu ainsi que le titre des articles en français.
Travaux Journalistiques (Reportages)
Encore une fois, c’est un reportage, cette fois tout en photos, de
qui m’a conquis. Il nous montre une Haiti tout en couleurs, célébrant les gede pendant la fête des morts en Haiti. Tout ça dans l’édition 29 du magazine (elle est en accès libre pour un temps limité, profitez-en).Un reportage de Fabiola Fanfan pour Enquêt’Action se concentre sur le problème pressant de l'automédication, des pharmacies opérant sans considération éthique et des vendeurs ambulants de médicaments dans les rues d'Haïti. Les cas de Stéphanie et Angeline que je reproduis ci-après, bien que dérangeants, sont malheureusement si fréquents qu'ils ne peuvent être considérés comme une exception.
Stéphanie Pierre, 18 ans, réside à la commune de Carrefour, entrée sud de Port-au-Prince. Elle dit être une habituée de l’automédication. Sans l’avis d’un professionnel de santé, la jeune écolière qui avait du sang dans l’urine a pris une pilule et en a payé le prix fort. « J’ai une cousine qui a dit à ma mère qu’elle connaissait une pilule qui traitait les infections, et qu’elle allait me l’acheter. Quelques minutes après en avoir avalé plusieurs, j’étais inconsciente. J’ai passé une mauvaise journée », se souvient-elle.
Aujourd’hui, Stéphanie sait qu’elle avait perdu connaissance à cause d’une mauvaise posologie. Certes, elle évite cet antibiotique qui a failli lui coûter la vie, mais continue d'en consommer d’autres, sans prescription médicale, pour soulager ses fréquentes douleurs lors de ses règles et les maux de tête. « Dans ce cas, je prends du paracétamol ou de l’alpalide puisque les douleurs sont insupportables », précise la carrefouroise.
Tout comme Stéphanie, Angeline, jeune enseignante, a horreur des douleurs liées aux règles. Ce qui l’a poussé à faire la chasse à tout médicament capable de la soulager. « À deux reprises, j’ai pris du diclofenac. Après, j’ai ressenti de fortes douleurs à l’estomac et cela a duré plusieurs jours. Une autre fois, j’ai pris du flanax et dans ce cas, les douleurs ont duré environ une semaine », raconte-t-elle.
Quelque temps après, Angeline a découvert que les maux d’estomac qu’elle présentait étaient liés à une inflammation qu’elle a au niveau de cet organe et que le diclofenac et le flanax sont déconseillés aux personnes ayant ce problème. « J’ai dû voir un médecin et j’ai suivi un traitement. Je n’ai plus de douleurs », informe l’institutrice. (Enquêt’Action)
Autres Publications dignes d’intérêt
Conclusion et Remerciements
Encore merci pour votre fidélité. Le bulletin #3 c’est pour le 5 décembre.