La famille: Partie 1
Retour sur une très vieille institution à l'occasion de la fête des mères
Le philosophe français Jean-Jacques Rousseau présentait dans le Contrat Social la famille comme “la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle”.
Comme d’autres philosophes avant lui (Aristote, Locke…), Rousseau fait un paralèlle entre le fonctionnement de la famille et celui de l’État, voyant dans l’autorité politique le reflet de l’autorité parentale (ou paternelle, pour être plus précis).
Aussi archaïque que puisse paraitre cette vision des relations au sein de la famille, elle continue d’influencer encore les familles modernes et la société de façon plus large. D’ailleurs, de façon plus anecdotique, soulignons que le mot “despote” que nous utilisons encore vient d’un mot grec qui signifie “chef du ménage”, avec la connotation de l’autorité absolue de celui-ci (le père, bien entendu) sur les enfants et même sur sa femme.
Malgré les mouvements sociaux, notamment le féminisme qui a souligné que ce qui se passait en privé (dans la famille) était aussi d’intérêt public et politique, la famille comme institution est restée largement à l’abri des critiques. Certes, elle a évolué dans le temps et dans l’espace et elle est loin de se résumer à la triade caricaturale père-mère-enfants supposément universelle qu’on présente souvent. Cependant, la famille reste largement une institution magnifiée et jugée intouchable de nos jours.
Ici je défends la thèse que nos sociétés ne pourront pas compléter leur transformation et leur évolution vers des modèles plus justes sans un examen critique de la famille. De plus, ce n’est pas qu’une question éthique, l’organisation de la famille a aussi des conséquences économiques profondes.
Pendant longtemps, la famille a été l’unité de référence en matière production de richesse. La richesse des nations est un concept tardif, pendant longtemps ce n’est pas l’état qui s’occupait de gérer ou de créer la richesse. Le mot “économie” lui-même signifie à l’origine la gestion du ménage ou du foyer. Alors que la politique s’occupait de la gestion de la cité, l’économie était l’art de bien gérer le foyer.
Ceci n’est pas surprenant. Jusqu’à récemment, l’agriculture et la terre étaient les principales sources de richesse. Il est donc naturel que la famille soit longtemps resté le bastion de la création de richesse. En fait, c’était à la fois la principale unité de production mais aussi de consommation, même en dehors du monde agricole.
C’est la révolution industrielle au 18ème siècle et les autres révolutions qui ont suivi (y compris sur le plan agricole) qui ont contribué à déplacer le curseur de la famille vers la factorie (ou l’industrie) en matière en création de richesse. Plus tard, surtout depuis le 20ème siècle avec l’apparition de l’État-providence, l’État s’est imposé comme principal gardien de la création de richesses et du bien-être de la population.
Cependant, dans beaucoup de pays en développement, la famille et le ménage restent encore des unités incontournables pour penser l’activité économique. Et même dans les pays industrialisés, la famille continue de jouer un rôle important que ce soit en agriculture, dans l’éducation des enfants, l’économie domestique, ou même dans la politique. L’auteur Simon Sebag Montefiore a même entrepris la monstrueuse initiative de dresser, en pas moins de 1300 pages, une Histoire familiale de l’humanité.
En Haiti, les inégalités économiques apparaissent bien quand on réfléchit en termes de famille. En effet, une poignée de familles contrôlent les principales activités économiques et sources de richesses du pays. Une vidéo (en créole) de l’agronome Wilky Toussaint, présente certaines de ces familles les plus influente du pays. On retrouve d’abord des familles qui étaient présentes bien avant l’indépendance du pays, du temps de l’esclavage, avec certaines familles actuelles ayant une présence au pays depuis le 17ème siècle: elles constituent ce qu’on appelle la bourgeoisie traditionnelle.
Dans cette catégorie, on peut citer, d’après Wilky Toussaint:
La famille Vorbes (présente dans la construction de routes et le secteur énergétique)
La famille Butault (qui contrôle aujourd’hui des complexes hoteliers, VIMAX dans le secteur pétrolier et qui est présente également dans le secteur bancaire)
La famille Chauvet (qui vient d’une ancienne famille française propriétaire d’esclaves et qui contrôle aujourd’hui des médias comme le Nouvelliste et qui est présente aussi dans le secteur bancaire)
Un autre groupe de familles haïtiennes influentes est arrivée après l’indépendance du pays. C’est le cas par exemple des syro-libanais qui ont connu des débuts modestes mais se sont finalement enrichis dans le pays grâce à leur sens du commerce (mais pas que, ils ont aussi bénéficié de nombreux privilèges).
Leur histoire en Haïti débute avec une vague d’immigration en Haïti à la fin du 19ème siècle.
Vers 1880–1890, des immigrés arabes, en grande partie des syriens et des libanais, commencèrent à arriver en Haïti. Ces immigrés fuyaient l’empire ottoman, aux velléités expansionnistes. Haïti était pour eux une page blanche, l’occasion d’un nouveau départ.
Max Jean-Louis, dans « Les immigrés syriens et libanais ravivent le rêve haïtien »
C’est une histoire assez complexe, qui voit se succéder des épisodes de xénophobie et de jalousie en Haïti devant leur succès dans le commerce,
Leurs débuts sont modestes en tant que « vendeurs de pacotilles et colporteurs ». Ils conquièrent le « Bord de Mer ». Ils sont vite surnommés « Arab bwèt nan do » (Arabes portant une boîte sur le dos) et « Arab manjè koulèv » (Arabes mangeurs de serpents). Les tensions seront telles qu’en 1903-1904 le président haïtien Nord Alexis réussit à faire voter des lois, dites « lois syriennes », pour interdire l’entrée de nouveaux « syriens » sur le territoire haïtien et limiter leur expansion économique.
C’est ironique de lire qu’il fut un temps Haïti voulait réduire l’entrée de nouveaux immigrants dans le pays, l’histoire a de ces retournements qui font réfléchir.
Une vague d’émigration (parfois forcée) s’ensuivit. Mais plusieurs viendront ou reviendront lors de l’occupation américaine d’Haiti (1915-1939), les Américains les appréciant bien pour leur sens du commerce.
Un autre moment fort sera la période de la dictature des Duvalier, au cours de laquelle ils ont bénéficié de nombreux privilèges en tant qu’alliés politiques de la dictature face à la « bourgeoisie ».
Une des familles emblématiques de cette communauté syro-libanaise, la famille Boulos, a une histoire particulièrement bien connue, grâce par exemple au témoignage de Viviane Boulos, rapporté dans l’extrait suivant de l’Orient Le Jour. Il se trouve que c’est une belle histoire d’amour.
Viviane Boulos, haïtienne d’origine libanaise et interprète de profession (français, anglais et créole), nous raconte la saga de sa famille : « Mon père est libanais et ma mère palestinienne. Mon grand-père, John (Hanna) Boulos, est né à Alexandrette (Iskenderun), à l’époque en Syrie, de parents libanais, mais je n’ai aucune idée de son village d’origine, au Liban. Parti vers les États-Unis à Ohio, à la fin du XIXe siècle, il s’est rendu à Haïti à la recherche d’une femme dont il était tombé amoureux, Nahjeh Tarabein, originaire de Becharré. Il l’a retrouvée, l’a épousée et a investi son argent à Haïti, devenant un grand homme d’affaires. Il est mort en 1935, laissant 9 enfants. Voulant d’abord retourner au Liban, ma grand-mère a alors embarqué sur un navire avec ses fils et filles, Émile, Édouard, Lily, Victor (mon père), John, George, Ramez, Hélène et Alfred. Elle a fait escale à New York et un ami de la famille, John Saada, l’a convaincue que là, elle aurait plus de facilités à élever ses enfants. Il l’aida alors à acheter un immeuble à Brooklyn où elle s’installa. Plus tard, mon père Victor, renouvelant l’histoire de mon grand-père, fut le seul à revenir à Haïti, à la demande de ma mère, Victoria Chamiyeh, qu’il avait rencontrée et épousée à New York, mais qui refusait d’y vivre. »
Viviane Boulos s’est rendue au Liban en 2005, accompagnée du réalisateur Mario Delatour, pour tourner un film documentaire : Un certain bord de mer : un siècle d’immigration en Haïti. Le film racontait l’histoire de l’immigration et de l’intégration des Levantins arabes aux Caraïbes. Recueillant, entre autres, les témoignages de Libanais et de descendants de Libanais à Haïti, il montre la transformation de la ville de Port-au-Prince, devenue aujourd’hui pauvre, alors qu’elle était dans les années 50 une des mégapoles du tourisme et de la culture du Caribe.
Source: L’Orient Le Jour
Malheureusement, ces syro-libanais devenus aujourd’hui des haïtiens à part entière, n’ont jamais réussi à faire bénéficier la population haïtienne de leur prospérité, tout comme cette population et son gouvernement n’ont pas réussi à assurer une intégration de cette communauté qui bénéfice au bien commun.
La Banque Mondiale rapporte qu’en 2012, l’indice de Gini d’Haïti était de 41. Cet indicateur permet d’avoir une idée de l’importance des inégalités dans un pays. Il varie de 0 (égalité parfaite avec le même revenu pour tout le monde) à 100 (inégalité parfaite, où un seul individu ou groupe possède tous les revenus). Avec un niveau de 41 (les pays les plus égalitaires ont des scores entre 20 et 30 alors que le pays le plus inégalitaire, l’Afrique du Sud, a un score de 63), Haiti figure tout de même parmi les pays les plus inégalitaires du monde. On reproche aux grandes familles de la bourgeoisie et aux aspirants bourgeois de la classe moyenne et politique, de n’avoir jamais été “du bord” de la population.
De plus, la bourgeoisie haïtienne est suspectée d’être impliquée dans le soutien financier des groupes armés. Ce qu’un certain Dr Boulos a d’ailleurs admis en direct une fois dans une émission en 2019, même s’il avait pris le soin d’appeler les bandits de Cité Soleil des “leaders” qui font de l’“action sociale”.
Loin de moi l’idée de faire la morale à quelqu’un qui intervient sur le terrain pour aider des populations défavorisées: je sais bien que parfois il est inévitable de passer par ces “leaders” (triste euphémisme) si on veut exécuter un projet. Le Dr Boulos est au moins assez honnête pour reconnaitre qu’il entretient “des relations” avec ces individus.
Je me demande toutefois, au vu de la vitesse à laquelle la situation s’est détéroriée et compte tenu de l’influence accrue des groupes armés, si le Dr Boulos serait aujourd’hui aussi fier pour admettre de telles relations.
Je me demande, au delà des problèmes de contrebande et d’évasion fiscale dans lesquels l’élite économique du pays et la classe politique trempent depuis longtemps selon le Dr Boulos, quel rôle la poignée de familles riches du pays a joué dans le démantèlement actuel de l’état haitien.
Parce que, voyez-vous, un entrepreneur a besoin de sécurité dans le pays pour que les affaires fonctionnent, mais des entrepreneurs qui tirent l’essentiel de leur richesse de la contrebande ont moins besoin d’un climat sécuritaire.
Cette réflexion sur l’importance de la famille comme prisme pour comprendre l’économie, la politique et la société n’est pas terminée. On aura certainement d’autres occasions de mieux la développer.