Gangs, élite économique et élite politique en Haiti: trifecta de déstabilisation
Leçons de deux décennies de recherche
Alors qu’une force multinationale dirigée par le Kenya se prépare à entrer en Haiti, ce qui donne un avant-goût de MINUSTAH même si l’ONU prend le soin de dire que ce n’est pas une mission onusienne à proprement parler, je pense qu’il est urgent de consulter les travaux académiques sur le sujet. Plusieurs bons textes offrent des analyses académiques approfondies sur la situation. Ces clés de lecture peuvent aider à éviter les erreurs du passé et se préparer à ce qui s’en vient. Ce billet est une reprise et une adaptation des fiches dans un bulletin thématique paru en avril 2022. Les personnes avec un abonnement payant ont accès à l’ensemble de toutes les fiches passées (qui totalisent 136 pages), mais j’ai reproduit ici toutes les fiches portant spécifiquement sur les gangs et la violence armée en Haiti.
Les gangs en Haiti: histoire et perspective
Un chapitre du livre Guns, Gun Violence and Gun Homicides: Perspectives from the Caribbean, Global South and Beyond se concentre la récente prolifération de gangs et de violence criminelle en Haiti. Les deux auteurs du chapitre, le journaliste et militant des droits humains, Evenson Pierre-Louis et le doctorant en politique publique globale et changement social, Guyma Noel, commencent par identifier quatre grandes vagues de gangstérisation en Haiti depuis la chute des Duvalier: les Attachés (1986-1991), responsables de beaucoup de massacres qui marquent encore les esprits; les forces paramilitaires d'extrême-droite de type escadron de la mort appelées FRAPH pour "Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti" (1992-1994); l'ère Aristide avec des gangs créés et alimentés pour et contre Aristide (2000-2005); et enfin, l'ère PHTK (2011 à aujourd'hui, soit depuis la présidence de Martelly). L'article rappelle ensuite qu'Haiti ne fabrique pas d'armes et de munitions. Elles sont donc importées, légalement (pour ensuite “fuiter”, en partie, vers le marché informel) ou illégalement. Dans tous les cas, les membres des gangs n'ont pas les moyens d'acheter ces armes ou de les faire entrer au pays. Ils sont aidés par ce que l'article appelle des "entrepreneurs économiques" et des "entrepreneurs politiques". Il s'agit de membres de l'élite (bourgeois, politiciens) qui voient dans les gangs un moyen de sécuriser, voire renforcer, leurs privilèges et leurs "rentes" (avantages financiers qu'ils obtiennent du système sans pour autant participer à la création de richesses dans le pays), face à un État faible qui ne peut plus leur garantir que leurs intérêts, individuels ou de classe, seront protégés. Pendant que je prépare ce bulletin, une amie me rappelle que l’État haitien contrôle un très faible pourcentage des points d’entrée sur le territoire et des ports. Rapidement, je me rends sur Google et je trouve cet article très éclairant qui raconte comment la gestion des points d'entrée et des ports en Haïti a été transférée du gouvernement au secteur privé à un certain point (sous l’influence des États-Unis), entraînant une diminution du contrôle gouvernemental sur ces zones critiques. Les ports privés, comme Port Lafito et Terminal Varreux, ont été construits et opérés par le secteur privé, et il est indiqué qu'ils font l’objet de peu ou pas de surveillance ou de contrôle de la part des autorités, même si le gouvernement haïtien est nominalement impliqué dans Port Lafito. Je suis d’accord, même si ça ressemble à une pipe, même si ça a toutes les caractéristiques d’une pipe et ça se fume, ce n’est peut-être pas une pipe… La prudence est de mise. La question posée dans l’article demeure toutefois pertinente: “comment un pays, soumis à des limites strictes sur les armes et les munitions qu’il peut acheter pour ses forces de police, peut-il être inondé par un flux apparemment incessant d’armes lourdes et de balles ?” Cherchez l’erreur.
Quoi qu’il en soit, dans ce contexte, c'est l'ensemble de l'élite, acteurs au pouvoir ou aspirants au pouvoir, tout comme l'opposition, les plus riches, etc. qui risquent de soutenir, chacun à sa façon, les gangs. Car ne pas les soutenir, ne pas avoir son gang à soi, revient à prendre un risque et perdre un précieux moyen d'influence. Plus souvent, les entrepreneurs politiques ou économiques recourent au gang pour maintenir le statu quo et bloquer dans l'oeuf tout projet de réforme sociale qui pourrait menacer leurs intérêts et leurs rentes. Un article de Sabine Lamour en 2021 expliquait aussi comment le pouvoir PHTK a institué un "banditisme légal" au niveau de l'État ancré dans un machisme profond et la masculinité toxique. Noel et Pierre-Louis étudient dans ce chapitre les rapports verticaux entre groupes inégaux (par exemple une certaine complicité entre les puissants politiciens et une puissante élite économique recourant aux gangs pour protéger leurs intérêts versus la population ou la classe populaire) et des rapports horizontaux, assez nouveaux dans l'histoire des gangs, qui introduit les gangs comme des acteurs avec peut-être leur logique propre en même temps qu'ils terrorisent la population. Ainsi, on assiste à un triangle d'acteurs dont l'équilibre devient incertain, surtout dans le contexte d'anarchie institutionnelle qui règne en Haiti actuellement. Mon seul problème avec le chapitre est que le rôle de la communauté internationale est négligé dans l'analyse. Le livre contient plusieurs chapitres intéressants et sans doute des leçons à tirer pour Haiti (chapitre sur les armes et les gangs dans les Caraibes, chapitre sur l'Australie malgré la distance culturelle, chapitres sur l'Afrique, etc.).
Gangs en Haiti: violence criminelle ou violence politique?
Résumé d'un article intéressant publié en 2015, sur l'hypothèse selon laquelle Haiti serait passée d'une violence politique à une violence criminelle
"En 2004, une combinaison improbable de groupes d'insurgés ruraux et de gangs urbains se sont disputés le sort du président Aristide et ont amené Haïti au bord de la guerre civile. Dix ans plus tard, le pays est toujours en proie à des cas de violence armée. Alors que la plupart des experts et praticiens politiques semblent convenir qu'au cours de la dernière décennie, la violence est passée d'un phénomène politique à un phénomène criminel, les universitaires restent divisés sur la question de savoir si les groupes armés urbains d'Haïti doivent être présentés comme un mouvement politique ou comme des criminels endurcis. S'appuyant sur des entretiens semistructurés et une observation menée au cours de six mois de terrain en Haïti en 2013, cet article soutient qu'il est crucial de recentrer l'analyse sur les fonctions que remplissent les gangs pour le compte de leurs commanditaires politico-criminels. Contrairement au changement interne proclamé d'une motivation politique à une motivation criminelle, cette approche suggère que les priorités en constante évolution des entrepreneurs politiques et des groupes criminels organisés façonnent la nature du service violent offert par les groupes armés urbains. Les conclusions de cet article reflètent des dynamiques comparables dans d'autres pays d'Amérique latine ou d'Afrique subsaharienne et ont des implications cruciales pour les agences internationales travaillant dans l'environnement urbain et traitant avec les groupes armés urbains."
Aide humanitaire en zone de conflit armé en Haiti: collaborer avec les gangs?
Résumé d'un article paru en 2017 (une autre époque, n’est-ce pas, tant les choses se sont dégradées depuis?) qui étudie une collaboration discutable mais originale entre une ONG et les gangs pour promouvoir la paix tout en apportant l'aide humanitaire dans des zones dangereuses en Haiti, notamment via l'initiative "Tanbou Lapè" qui consiste à accorder des bourses aléatoires aux zones armées et défavorisées pour chaque mois pendant lequel aucune mort violente n'est enregistrée!
"Les agences internationales qui répondent aux crises humanitaires dans les villes sont de plus en plus confrontées à des groupes armés urbains contrôlant les quartiers où se trouvent les couches les plus vulnérables de la société. Dans de tels contextes, il n'est pas clair comment fournir de l'aide à ceux qui en ont le plus besoin sans renforcer davantage les prédateurs armés. S'appuyant sur un vaste travail de terrain en Haïti, cet article contribue au débat émergent sur l'engagement des groupes armés non étatiques dans le contexte des villes sinistrées et touchées par les conflits, en présentant de nouvelles preuves empiriques sur la manière dont les acteurs humanitaires et de développement négocient un accès sûr dans les quartiers gouvernés par les gangs de Port-au-Prince à la suite du tremblement de terre de 2010. Alors que certaines grandes agences de développement ont eu du mal à minimiser les conséquences involontaires - mais potentiellement néfastes - de leurs activités pour les bénéficiaires, l'approche de l'ONG brésilienne Viva Rio offre des leçons importantes pour une réponse humanitaire plus efficace aux crises urbaines dans des contextes comparables."
Autre extrait intéressant: "Depuis 2007, l'initiative phare de Viva Rio en Haïti a impliqué la signature d'accords de paix connus localement sous le nom de Tambou Lapè, qui ont été renouvelés presque chaque année. Pour chaque mois sans mort violente dans un quartier spécifique, les enfants vivant dans la zone peuvent participer au tirage au sort d'un « tambour de la paix » avec la possibilité de gagner des bourses couvrant les dépenses d'une année scolaire. Lorsqu'aucune mort violente ne survient pendant une période de deux mois, un membre du gang dans chacun des 11 quartiers participants se voit attribuer une bourse pour étudier une matière de son choix, y compris les langues et les beaux-arts. Selon le directeur de Viva Rio, Rubem César Fernandes, « [l]'idée est de souligner que dans la paix, tout le monde y gagne et dans la violence, tout le monde y perd ». Ainsi, la coopération résolue de Viva Rio récompense la non-violence et permet l'investissement dans l'éducation des membres de gangs avec la perspective de leur fournir d'autres moyens de gagner leur vie. Cela contraste fortement avec les efforts d'autres agences internationales telles que l'USAID, qui récompensent par inadvertance les comportements violents et financent les activités criminelles des bandits lorsque les membres du personnel sont contraints de payer de l'argent sous la menace d'une arme."
Leçons à tirer de la guerre menée par la MINUSTAH contre les gangs en Haiti entre 2004 et 2007
Résumé d'un article publié en 2014 sur la guerre menée par la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d'Haiti contre les gangs après le départ d'Aristide. Plusieurs analystes semblent reconnaitre que cette opération fut un succès, du moins à court terme. Cet article n'est pas en accès libre, vous pouvez me contacter si vous souhaitez le lire.
"Confrontée à des forces militaires non étatiques non conventionnelles jouissant d'une légitimité sociale élevée - mais très localisée -, la Mission des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH) a eu du mal entre 2004 et 2007 à intégrer l'usage de la force dans une stratégie plus large de consolidation de l'État. L'article explore les confrontations entre la MINUSTAH et les groupes armés non conventionnels en Haïti pendant cette période. Il retrace les opérations de la MINUSTAH contre les gangs criminels, et le processus d'apprentissage stratégique qui en résulte. Il examine comment les innovations tactiques ont permis à la MINUSTAH de vaincre les gangs, mais met également en lumière que l'objectif politique plus large - rompre le lien entre les gangs et l'élite politico-commerciale d'Haïti - est resté non formulé et insaisissable - et peut-être finalement irréalisable, étant donné la nécessité du consentement de l'État haïtien pour la poursuite des opérations de l'ONU dans le pays. Dans un post-scriptum final, l'article réfléchit au retour des gangs après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, et ce que cela signifie sur l'impact limité de la force tactique sur la présence et le pouvoir des réseaux politico-criminels."
Il y a un paragraphe à la fin de l’article qui est assez éclairant. Il montre le rôle, moins souvent évoqué, du tremblement de terre de 2010 dans la résurgence des gangs en Haiti:
“Mais si de tels gains ont été réalisés, ils n'étaient pas suffisamment profonds pour endurer le choc profond du tremblement de terre dévastateur du 12 janvier 2010. Il a entravé la capacité de l'État, y compris dans l'arène de la justice, de la police et de la sécurité. L'effondrement de l'État était assez littéral : lorsque le tremblement de terre a fait tomber de nombreux murs des prisons d'Haïti, 5 136 prisonniers se sont échappés, dont environ 700 membres de gangs. Leur retour sur leur ancien territoire a déclenché des batailles avec leurs successeurs et a conduit à la réémergence de l'enlèvement et d'autres activités de gangs prédateurs, surtout dans les camps pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays. L'infrastructure policière a été décimée par le séisme : dans l'environnement immédiat de l'après-séisme, les effectifs disponibles ont été réduits de moitié. Pas moins de 65 % des véhicules de police ont été endommagés ou détruits. L'appauvrissement et le déplacement de nombreux Haïtiens, et la capacité limitée et souvent corrompue de l'État à fournir des secours, ont laissé la population profondément vulnérable à l'exploitation par des éléments criminels. Les gangs locaux ont rapidement réémergé en tant qu'agents d'exécution locaux et fournisseurs de justice sommaire - bien que les niveaux de violence ne soient jamais revenus à ceux de 2006. Des schémas sociaux profondément enracinés de gouvernance de la sécurité - privatisés, prédateurs, en réseau et criminalisés - semblent rapidement avoir occupé l'espace laissé par les institutions étatiques dévastées.”
Comment la MINUSTAH a changé de stratégie pour combattre les gangs en Haiti
Résumé d'un article qui montre comment la MINUSTAH a dû s'écarter de la stratégie conventionnelle en matière de mission de paix pour s'adapter au contexte délicat des gangs bénéficiant d'une certaine légitimité locale et situés dans des zones urbaines.
"Les programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration (DDR) font partie des outils standard de consolidation de la paix post-conflit régulièrement appliqués dans le contexte des opérations de maintien de la paix de l'ONU. Cependant, les limites de ces modèles deviennent évidentes lorsque les bâtisseurs de la paix sont confrontés à des contextes non conventionnels, comme l'environnement urbain. Jusqu'à présent, il existe peu de recherches sur les efforts de DDR dirigés par l'ONU dans les villes, bien que la prolifération des groupes armés urbains soit projetée comme un défi insoluble pour les décennies à venir. Basé sur six mois de travail de terrain à Port-au-Prince, cet article présente de nouvelles données empiriques sur la programmation innovante du DDR en Haïti, le seul pays où une Mission de Stabilisation des Nations Unies (MINUSTAH) a tenté de mettre en œuvre un programme DDR traditionnel pour les membres des gangs. Comme cette tentative s'est avérée être un échec, la mission a par la suite modifié son approche vers un programme de réduction et de prévention de la violence armée axé davantage sur la communauté, qui vise à dissuader les sections de la population à risque de rejoindre les gangs. Bien que l'approche actuelle de réduction de la violence communautaire soit mieux adaptée à l'environnement de conflit non conventionnel en Haïti et soit considérée aujourd'hui par de nombreux praticiens comme un modèle à suivre, elle partage un certain nombre de limites avec les programmes DDR traditionnels et ne constitue pas une panacée pour la consolidation de la paix urbaine."
Que faire face aux gangs?
Résumé d'un article publié en 2016 qui compare diverses stratégies de lutte contre les gangs et suggère que l'augmentation et l'amélioration des services de l'État, comme s'il était en concurrence avec les gangs pour servir la population et renforcer sa légitimité, est la meilleure solution. Je reste toutefois sceptique. Des analyses économétriques récentes en Colombie ont montré que les gangs risquent eux aussi de renforcer leur présence en réaction à un État central plus présent pour la population. Je crois plutôt que la solution réside dans la combinaison de solutions diverses, variées et déjà éprouvées.
"Les réponses à la violence urbaine recevant une attention académique croissante, la littérature sur les efforts anti-gangs en Amérique latine s'est principalement concentrée sur les politiques coercitives de mano dura et les trêves de gangs coopératives. Cependant, il demeure un manque d'études allant au-delà de ces approches de carottes et bâtons envers les gangs. Pour combler cette lacune, cette étude examine les possibilités et les limitations de la gouvernance sécuritaire substitutive en Amérique latine et dans les Caraïbes. Plus précisément, cet article examine les programmes de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR) à Medellín, les efforts de Réduction et de Prévention de la Violence Armée (AVRP) en Haïti, et la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS) au Guatemala et à Rio de Janeiro. Il sera argumenté que les communautés sont poussées à soutenir les gangs contre l'État oppressif lorsqu'elles sont visées de manière indiscriminée par des opérations musclées. De même, engager un dialogue avec les gangs leur accorde une légitimité et affaiblit davantage la position de l'État. Par conséquent, la seule solution durable réside dans la gouvernance sécuritaire substitutive, qui vise à remplacer les fonctions que les gangs remplissent pour leurs membres, leurs commanditaires, et la communauté dans laquelle ils sont insérés par un État moderne et responsable, lié par l'État de droit. Néanmoins, les stratégies substitutives vis-à-vis des gangs ont leurs propres limites, qui ne peuvent être surmontées que par le biais d'un cadre intégré et coordonné."