Fake News: Dominique Dupuy n'a pas "suggéré de ne plus exiger de la France des réparations aux dommages subis par l’esclavage et la rançon de l’indépendance"
Où l'on utilise une cause juste pour salir la personnalité d'une ministre prometteuse
Je n’ai pas coutume de prendre la défense de ministres haitiens. J’ai trop peur d’être déçu. Mais quand j’ai vu celle qui a contribué à faire entrer, en décembre 2021, la soupe joumou d’Haiti dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité être accusée d’avoir fait des déclarations incendiaires à l’encontre du projet légitime d’obtenir des réparations de l’esclavage et la restitution de la “dette de l’indépendance”, j’ai hoqueté et j’ai voulu conduire ma propre enquête. Voici ce que j’ai découvert.
Pour tout mettre en contexte, le 14 juillet marque l’anniversaire d’un événement important dans l’histoire de la France. C’est la fête nationale française, associée habituellement à la prise de la Bastille en 1789, symbole de la fin de la monarchie en France. C’est donc, un peu comme le 1er janvier 1804 en Haiti, un moment fort de la lutte des peuples pour la liberté. La seule nuance, majeure, étant le fait que la France célébrait cette liberté en 1789 alors qu’elle oppressait encore les femmes en France et, à l’extérieur du pays, les personnes noires réduites en esclavage dans ses colonies en Amérique, y compris en Haiti (anciennement Saint-Domingue).
Après l’indépendance d’Haiti en 1804, la marginalisation sur la scène internationale et la peur d’un éventuel retour de l’armée française pour rétablir l’esclavage étaient telles qu’en 1825 le président haitien Jean-Pierre Boyer finit par concéder, sous la menace, le paiement d’une somme faramineuse pour que les Français nous laissent enfin tranquilles. Le plus ironique dans cette histoire est que comme Haiti n’avait même pas le montant pour payer cette “rançon”, le pays a dû emprunter auprès des banques françaises de sorte que jusqu’au milieu du 20ème siècle (donc il n’y a pas si longtemps) Haiti payait encore cette “rançon” ridicule qui a contribué à son retard de développement, comme l’a montré un excellent dossier du New York Times récemment (voir l’encadré ci-dessous, tiré d’un de mes anciens bulletins).

Lorsque les Haitiens parlent de restitution, c’est de cette somme qu’ils parlent. Et cette somme n’inclut même pas les réparations pour les monstruosités commises par les escalavagistes à Saint-Domingue. En fait, l’ironie de la chose est que c’est plutôt Haiti qui a dû dédommager les anciens colons…La lutte pour la restitution est donc une cause juste. Le New York Times estime le montant total actualisé (incluant le manque à gagner) à 21 milliards de dollars, “et cela même en tenant compte de la corruption et du gaspillage notoires dans le pays”! Imaginez tout ce que le pays pourrait faire avec ce montant (qui dépassait le PIB d’Haiti en 2020) s’il lui était restitué par la France.

Or, c’est justement cette cause juste, chérie par les haitiens, que le site “kayimit news” utilise pour répandre des fausses nouvelles sur Madame Dominique Dupuy. Madame Dominique Dupuy s’est illustrée par son leadership dans le dossier de l’inscription de la soupe joumou dans la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité selon l’Unesco et, rien que pour cela, mérite un minimum de respect. C’est un excellent représentant de tout ce qui fait la fierté d’Haiti, comme on peut le voir dans cette succulente entrevue accordée à un journaliste de NPR aux États-Unis en décembre 2021, lorsqu’elle expliquait ce que représente la soupe joumou pour les haitiens.

En 2024, elle a été sélectionnée comme membre du Conseil présidentiel de transition mais a très vite eu le courage de démissionner de ce conseil pour discrimination et propos sexistes à son endroit, ainsi que des menaces de mort (voir l’encadré ci-dessous).

Une femme jeune (elle est née en 1990!) qui tient tête à des hommes, qui s’affirme et a des convictions, voilà de quoi faire peur à une classe politique stérile qui n’a rien produit d’intéressant depuis des décennies. Mais de là à faire circuler des fausses nouvelles, voilà qui me surprend un peu. Pas trop. Pas du tout finalement, pour reprendre la blague connue de tous.
En fait, je m’interroge toujours sur l’intelligence de ceux qui créent ce genre de fausses nouvelles. Ce n’est pas comme si en 2024 les gens n’avaient pas accès à Google ou ne pouvaient en quelques minutes vérifier auprès de leurs proches si une information est fausse. Dès lors, pourquoi se donner la peine de les propager?
L’expérience m’a appris heureusement à ne pas confondre la malhonnêteté avec le manque d’intelligence: parfois l’explication la plus simple est que les gens qui font circuler ce genre de fausses nouvelles (et qui se cachent d’ailleurs derrière des noms aussi nébuleux que kayimitnews) sont tout simplement méchants.
Plusieurs indices dans l’article de Kayimit News (qui circule déjà sur Whatsapp) m’ont mis la puce à l’oreille. En voici une liste rapide (si ça peut aider mes lecteurs et lectrices à détecter de futures fausses nouvelles, car celle-ci est loin d’être la dernière):
D’abord les fautes typographiques et grammaticales.
Il m’arrive moi-même de faire des fautes (souvent par manque de relecture et de temps), mais j’attends d’un “journaliste” professionnel beaucoup plus de rigueur et de sérieux.
La multiplication des adjectifs qualificatifs et des superlatifs: adieu la neutralité! (voir le point 3)
L’absence de sources claires et la multiplication des exagérations
Dans l’extrait ci-haut, on peut se demander de quels “professeurs haitiens d’histoire” on parle exactement? Ont-ils un nom? Pourquoi ne pas rapporter leurs propos tels qu’ils les ont formulés? De plus, on se demande si vraiment tous les professeurs interrogés (si jamais interrogation il y a eu) ont vraiment tenu des propos aussi exagérés, qualifiant de déclaration “la plus rétrograde et la plus réactionnaire” une prétendue déclaration de la ministre. Ça sent la mésinformation à plein nez!
Le deuxième ensemble d’indices qui m’a permis de conclure que c’était faux est bien entendu le recoupement avec d’autres sources “légèrement” plus fiables, comme Juno7, qui ont couvert l’intervention de la ministre sans mentionner les propos incendiaires que kayimitnews lui attribue.
Prenant la parole au nom du gouvernement haïtien, la ministre des affaires étrangères et des cultes, Dominique Dupuy a souligné que la Révolution française est universelle car ses idéaux et le réflexe de liberté qu’elle porte sont inhérents à tous les êtres humains. Pour preuve, ces aspirations se sont extra territorialisées et ont imprégné l’esprit des femmes et des hommes esclavisés de la colonie de Saint-Domingue.
“Toussaint Louverture, maître des carrefours, pionnier et leader d’hommes d’excellence, a su saisir la portée universelle et humanisante de cette pensée révolutionnaire, par l’entremise du philosophe français des Lumières, l’Abbé Reynal, et s’en est servi pour motiver les asservis, constituer une armée avec d’intrépides combattants comme Jean-Jacques Dessalines et Sanite Bélair, et semer les germes de la Révolution haïtienne, révolution anticoloniale et anti esclavagiste dès 1791. Ensemble, nos deux révolutions sœurs ont changé le visage du monde.” a-t-elle déclaré en précisant qu’il est de notre devoir, comme dignes filles et fils de ces grands révolutionnaires, de France et d’Haïti, de continuer à œuvrer, inlassablement et ensemble, afin d’obtenir, partout et pour toutes et tous, le plus grand bien et le bonheur.
En ce qui concerne la détermination de la France a apporté son soutien à la Police Nationale d’Haïti pour faire face aux défis sécuritaires du pays, Dominique Dupuy, au nom du peuple haïtien remercie la République française pour cette significative contribution.
(Source: Juno7)
Mais comme on a l’habitude de ministres haitiens qui tiennent, piqûre de moustique oblige, des propos inacceptables, j’ai voulu en avoir le coeur net. C’est le troisième moment fort de mon investigation: j’ai contacté Richenel Ostiné, un proche de la ministre, pour lui demander si c’était vrai que la ministre avait tenu de tels propos. Sa réaction était sans équivoque:
“Ce n’est pas vrai. Il n’a jamais été question de cela. C’est faux et archi-faux. Quand ce ne sont pas des attaques sexistes et misogynes, on assiste à une campagne de dénigrement, de mensonges et de contre-vérités. Mais rien n'empêchera la poursuite des réformes au Ministère des Affaires Étrangères.” (Richenel Ostiné)
Et pour conclure, l’argument coup de poing est bien sûr la consultation du discours proprement dit de la ministre. On peut le retrouver en intégralité dans cet article du média Pappost. C’est en réalité un très beau discours et pour effacer toute confusion, je le reproduis ici. Comme vous pouvez le voir, le passage sur l’importance du dialogue est pris totalement hors contexte et déformé par Kayimit News pour servir le mensonge. En effet, la ministre dit qu’au lieu de chercher à gommer les torts subis (donc oublier le passé), on doit privilégier un dialogue sincère et la coopération. C’est certes une façon astucieuse d’éviter de parler de la question de la dette de l’indépendance (n’oublions pas qu’on a affaire à une diplomate et de toute façon ce n’était pas le moment de faire des critiques à la France), mais ce n’est en aucun cas une affirmation de la non-pertinence des demandes de réparations et de restitution. Je vous laisse donc avec le discours complet de la ministre et une invitation à me signaler toute nouvelle majeure sur Haiti qui vous semble suspecte et que vous aimeriez vérifier. Je ne suis pas journaliste, mais j’aime enquêter et j’abhorre la diffamation.
ALLOCUTION DE LA MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
SON EXCELLENCE MADAME DOMINIQUE DUPUY
À L’OCCASION DU 235e ANNIVERSAIRE DE LA PRISE DE LA BASTILLE ET DE LA CÉLÉBRATION DE LA FÊTE NATIONALE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
**14 JUILLET 2024**
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Son Excellence Monsieur Fabrice MAURIÈS, Ambassadeur de France en Haïti,
Son Excellence Monsieur Edgar LEBLANC Fils, Président du Conseil Présidentiel de Transition,
Vo Excellences, Madame/Messieurs les Conseillers Présidentiels,
Monsieur le Premier Ministre Garry CONILLE,
Mesdames et Messieurs les Membres du Gouvernement,
Vos Excellences, Mesdames et Messieurs les Ambassadrices et Ambassadeurs,
Madame la Représentante Spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies en Haïti et Cheffe du BINUH,
Mesdames et Messieurs les Représentants des Organisations Internationales,
Mesdames et Messieurs les Membres du Corps Consulaire,
Mesdames et Messieurs les Membres du Corps Judiciaire,
Mesdames et Messieurs les Représentants de la Presse,
Distingués invités,
C'est dans un esprit de fraternité que je réponds à l'invitation de l'Ambassadeur MAURIÈS pour cette célébration qui marque la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, fête républicaine et symbole ultime de l'unité de la nation française.
Notre présence ici témoigne également de notre attachement aux liens profonds qui unissent nos deux Républiques et j’en profite pour formuler mes vœux de bonheur, de prospérité et de progrès continu à Son Excellence Monsieur Emmanuel MACRON, Président de la République française, au Premier Ministre Monsieur Gabriel ATTAL, au Ministre de l'Europe et des Affaires Étrangères Son Excellence Monsieur Stéphane SÉJOURNÉ, ainsi qu'au peuple français.
Mesdames, Messieurs,
Dans le cours de la vie d'un peuple, il surgit parfois des événements qui accélèrent son historicité, infusent toute l'humanité, et donnent lieu aussi bien à des espérances qu'à des matérialités mélioratives et épanouissantes. La Révolution française de 1789 s'avère être l'un de ces événements.
Cette Révolution fit bifurquer un cheminement politique rectiligne, vertical, inégalitaire et, pour cause, décrit comme un droit divin et donc inchangeable par la volonté des femmes et des hommes.
Elle montra, par les valeurs de liberté, d'égalité et de dignité humaines qui la sous-tendaient, que le peuple pouvait, par lui-même, se rendre maître et possesseur de son destin.
Le 14 juillet 1789, le peuple français, éclairé et guidé par la pensée des Lumières, a pris la Bastille, forteresse incarnant un pouvoir arbitraire, et s'est érigé en fondamental souverain par l'inédite Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen.
Mesdames, Messieurs,
La Révolution française est universelle car ses idéaux et le réflexe de liberté qu’elle porte sont inhérents à tous les êtres humains. Pour preuve, ces aspirations se sont extra territorialisées et ont imprégné l'esprit des femmes et des hommes esclavisés de la colonie de Saint-Domingue.
Toussaint Louverture, maître des carrefours, pionnier et leader d'hommes d'excellence, a su saisir la portée universelle et humanisante de cette pensée révolutionnaire, par l'entremise du philosophe français des Lumières, l'Abbé Reynal, et s'en est servi pour motiver les asservis, constituer une armée avec d'intrépides combattants comme Jean-Jacques Dessalines et Sanite Bélair, et semer les germes de la Révolution haïtienne, révolution anticoloniale et anti esclavagiste dès 1791.
Ensemble, nos deux révolutions sœurs ont changé le visage du monde.
Et il est de notre devoir, comme dignes filles et fils de ces grands révolutionnaires, de France et d’Haïti, de continuer à œuvrer, inlassablement et ensemble, afin d'obtenir, partout et pour toutes et tous, le plus grand bien et le bonheur.
Mesdames et Messieurs,
Il nous faut, Haïtiens et Français, reconnaître, assumer et faire fructifier cet héritage progressiste. Cela ne saurait passer par le gommage des torts subis, mais par l’établissement d’un vrai dialogue ouvert, perpétuel, et une coopération au développement sincère et efficace au bénéfice de nos deux peuples.
Je profite donc de cette solennelle occasion célébrant la vision, la vaillance, la fierté et l’humanisme du peuple français, pour appeler de mes vœux au renforcement de ce dialogue et de cette coopération, dans ce konbit qui doit nous unir par l’amitié sincère et le respect mutuel.
Dans cette perspective, nous saluons la détermination de la France à accompagner la transition politique en cours en Haïti et la remercions pour son support remarquable à la Police nationale d’Haïti qui, avec la Mission multinationale, déjà sur le terrain, s'attelle de façon courageuse à rétablir la sécurité et créer les conditions propices à la tenue des élections et à la restauration des institutions démocratiques du pays.
Face aux défis sécuritaires auxquels fait face Haïti, votre pays, Monsieur l'Ambassadeur, n'a jamais ménagé son soutien à la PNH en formations et équipements. Le peuple haïtien remercie la République française pour cette significative contribution.
En mon nom propre, au nom du Conseil Présidentiel de Transition, du Gouvernement d'Haïti et celui du peuple haïtien, je souhaite bonne fête à toutes les Françaises et tous les Français.
Merci, mèsi anpil, Ayibobo !