Cher lecteur, chère lectrice,
Haiti est à un tournant. A l’heure où j’écris ce bulletin, le retour au pays du premier ministre Ariel Henry, parti pour une mission désespérée au Kenya, est encore incertain. Les aéroports sont fermés. La plus grande prison du pays, le Pénitencier, est passée en un clin d’oeil d’un effectif de près de 4000 prisonniers à moins d’une centaine, après une intervention sanglante des gangs. Ce fut une semaine très violente à Port-au-Prince, plusieurs policiers sont morts. Et l’avenir n’est pas plus rassurant. Cette fois, ce n’est plus seulement la vie des haitiens qui est en jeu, c’est aussi le risque d’un effondrement complet de l’État haitien (qui n’était déjà plus que l’ombre de lui-même) qui se précise.
La semaine d’avant, c’est plutôt la science qui faisait l’actualité, avec la nouvelle du riz “empoisonné” qu’Haiti importe des États-Unis. L’agence Reuters a même relayé l’info, mais bien avant Reuters, nous vous avions mis au courant de cette recherche ici dans Haiti Recherche. Cela ne fait que confirmer l’intérêt de continuer cette infolettre, malgré les défis, malgré la fatigue qu’on ressent après avoir corrigé une soixantaine de copies d’examen d’étudiants. :)
Dans ce bulletin, qui sera donc court, nous en profitons pour pointer vers quelques recherches supplémentaires, plus ou moins récentes, portant sur les intoxications alimentaires en Haiti.
Bonne lecture!
Publications Scientifiques
Un ancien cas de ciguatera en Haiti
Source et Date : Toxicon, Mai 1997
Conclusion Principale : La ciguatera est une intoxication alimentaire bien connue et souvent associée à la mer des Caraïbes, l'océan Indien et l'océan Pacifique. Cet article documente un cas concret en Haiti remontant à 1995.
Résumé (traduit et adapté): “La ciguatera est une maladie d'origine alimentaire causée par la consommation de poissons contaminés avec une toxine appelée ciguatoxine”. Le 24 février 1995, six soldats américains servant au sein de la Force Multinationale en Haïti sont tombés malades après avoir consommé un poisson local identifié comme la sériole couronnée (Seriola dumerili). Les victimes ont présenté des symptômes de nausée, vomissements, diarrhée aqueuse et crampes abdominales 5 à 8 heures après la consommation. Certains ont également souffert d'engourdissement des extrémités ou de la région périorale (autour de la bouche), de bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque) et de paresthésie du cuir chevelu (sensation de fourmillement ou de picotements dans les cheveux). Les patients ont été traités par hydratation intraveineuse et antiémétiques (médicaments contre les nausées et les vomissements). Tous se sont rétablis sans séquelles au cours des 1 à 3 mois suivants. Une portion du poisson cuit a été obtenue pour analyse. Un extrait lipidique semi-purifié a été préparé selon les méthodes standard et analysé pour la présence d'activité de liaison au site 5 du canal Na+ en utilisant un test de liaison au récepteur de la brévétoxine (une neurotoxine). Par cette méthode, l'échantillon de poisson contenait l'équivalent d'environ 20 ng de ciguatoxine caribéenne par gramme de chair. La présence de la ciguatoxine caribéenne majeure (C-CTX-1) a été confirmée (…). Deux toxines mineures ont été détectées en plus de la C-CTX-1. (…) Ces données fournissent des preuves solides qu'une famille de C-CTX-1 est responsable de la ciguatera dans les Caraïbes.
Implications pour Haïti : Je crois avoir été personnellement intoxiqué une fois après avoir mangé du poisson, mais je ne saurais dire si c’était une intoxication à la ciguatoxine. Mais tout le monde disait que c’était plutôt l’effet de l’alcool… On ne saura jamais. Le Canada donne des recommandations particulières à ses voyageurs pour les aider à se protéger. Je pense que la première recommandation est particulièrement importante et mérite d’être reproduite ici (cela vaut aussi pour les citoyens haitiens, bien entendu): “Évitez de consommer des poissons de récifs. Quelques exemples de poissons de récifs comprennent le barracuda, la murène, la sériole, le vivaneau, le mérou, le bar commun et l'esturgeon. Si vous ne pouvez pas éviter la consommation de poissons de récifs :
Évitez de consommer les poissons de récifs de grande taille (les poissons qui pèsent plus de 3 kg), mais gardez à l'esprit que les petits poissons pourraient aussi causer la ciguatera.
Évitez de consommer la tête, les viscères (abats et tripes) et les œufs de poisson des récifs.
N'oubliez pas que la ciguatoxine n'a pas de goût et est inodore. Les poissons contaminés avec la ciguatoxine ne peuvent pas être identifiés par leur apparence.
La ciguatoxine n'est pas détruite par la cuisson, le fumage, la congélation, la mise en conserve, la salaison ou le séchage.”
La désinfection solaire de l’eau potable fonctionne en Haiti
Source et Date : Water Research, janvier 2003
Conclusion Principale : Cette simulation effectuée au début des années 2000 montre que la désinfection solaire de l’eau à boire est une méthode qui peut fonctionner en Haiti.
Résumé (traduit et adapté):
Contexte: Selon une synthèse récente sur le sujet: “La désinfection solaire (SODIS) est une méthode de traitement de l'eau standard utilisée par les communautés où l'accès à une eau potable sûre pose problème. L'eau est exposée au rayonnement solaire dans un conteneur transparent, généralement une bouteille ou un sac (typiquement de 1,5 ou 2 L de volume) pendant au moins 6 heures dans des conditions ensoleillées. Il a été démontré que le SODIS réduit les agents pathogènes transmis par l'eau, tels que les bactéries, les virus, les champignons et les protozoaires. En 2009, le SODIS était utilisé quotidiennement par plus de 4,5 millions de personnes dans 55 pays d'Asie, d'Amérique Latine et d'Afrique.”
Résumé de l’article: Haïti et d'autres pays en développement ne disposent pas de données météorologiques suffisantes pour évaluer s'ils atteignent le seuil de désinfection solaire (SODIS) de 3 à 5 heures de rayonnement solaire au-dessus de 500 W/m(2), nécessaire pour une inactivation microbienne adéquate dans l'eau potable. Un modèle mathématique basé sur les énergies totales quotidiennes dérivées par satellite pour simuler les intensités moyennes, minimales et maximales de rayonnement solaire en pic sur 5 heures par mois a été développé. Ce modèle peut être utilisé pour évaluer si la technologie SODIS serait applicable partout dans le monde. Des mesures sur le terrain ont été effectuées en Haïti durant janvier 2001 pour évaluer le modèle et tester l'efficacité du SODIS comme option de traitement au point d'utilisation. (…) Des simulations supplémentaires du modèle suggèrent que le SODIS devrait être efficace toute l'année en Haïti. L'efficacité réelle du SODIS en janvier a été testée par l'inactivation de coliformes totaux, E. coli et des bactéries productrices de H2S. La période d'exposition s'est avérée critique. Une exposition d'un jour a atteint une inactivation bactérienne complète 52 % du temps, tandis qu'une période d'exposition de 2 jours a atteint une inactivation microbienne complète 100 % du temps. Une manière pratique de fournir chaque matin de l'eau froide à la population, qui a subi une exposition de 2 jours, serait de faire tourner trois groupes de bouteilles chaque matin, afin que deux groupes soient exposés au soleil et que l'un soit utilisé pour la consommation.
Implications pour Haïti : L’accès à l’eau potable est un gros enjeu en Haiti, en particulier dans les zones reculées. Tout le monde n’a pas toujours accès aux méthodes modernes de traitement de l’eau et l’accès à de l’eau non contaminée, notamment par E. coli (qui peut causer diarrhée, crampes abdominales, nausées,
vomissements, etc.), reste encore un luxe dans de nombreux endroits. Il est donc important pour ces communautés reculées de pouvoir disposer de méthodes simples et scientifiquement éprouvées pour réduire autant que possible les risques d’intoxication. La méthode de désinfection solaire, aussi banale qu’elle puisse paraitre, en est une. En effet, dans les pays en développement, “la désinfection solaire de l’eau est une méthode efficace pour traiter l’eau là où le carburant ou les réchauds ne sont pas disponibles ou sont trop coûteux.” Les recherches sur cette méthode continuent, et comme toute méthode elle a aussi ses limites. Les personnes intéressées peuvent consulter les travaux plus récents.
Expostion aux aflatoxines dans ce que les haitiens mangent et aux métaux lourds dans qu’ils boivent + leçons apprises d’anciennes épidémies d’intoxications en Haiti
Source et Date : Clinical Toxicology, Octobre 2013
Conclusion Principale : Il y a urgence (depuis au moins 10 ans) à réduire l’exposition du peuple haitien aux aflatoxines et aux métaux lourds.
Résumé (traduit):
Contexte. La République d'Haïti est un pays en développement de la région des Caraïbes avec une histoire qui interpelle les toxicologues, cependant, le large éventail historique des dangers toxicologiques en Haïti a reçu peu d'attention académique.
Objectifs. Les objectifs principaux de cet article sont de revoir ce qui est connu sur les dangers toxicologiques actuels d'Haïti, en se concentrant sur l'exposition chronique à l'aflatoxine présente dans l'alimentation et la contamination des ressources en eau par des métaux lourds, et de comparer ceux-ci avec des expositions antérieures à grande échelle et aiguës à des substances toxiques : les intoxications au diéthylène glycol (DEG) de 1995-1996 et les empoisonnements par le fruit d'ackee de 2000-2001.
Méthodes. Les bases de données MEDLINE/PUBMED et le site web de la bibliothèque de l'Université Cornell ont été consultés en utilisant les termes "Haïti" et soit "métaux lourds", "aflatoxine", "diéthylène glycol", ou "ackee". La recherche incluait des articles de 1950 à 2012, et 15 sur les 37 retournés étaient des articles revus par des pairs offrant des données originales ou une discussion approfondie. Un article revu par des pairs en attente de publication, deux articles de journaux, deux communications personnelles et un chapitre de livre des bases de données personnelles des auteurs ont également été référencés, pour un total de 21 citations.
Résultats. Des concentrations élevées d'aflatoxines (plus de 20 mu g/kg) ont été documentées pour des aliments de base de l'approvisionnement alimentaire haïtien, notamment les beurres de cacahuète et le maïs. L'exposition humaine à l'aflatoxine a été confirmée par l'analyse des biomarqueurs sanguins d'aflatoxine. Les implications de l'exposition à l'aflatoxine ont été examinées à la lumière du risque de cancer du foie ajusté à l'âge - le plus élevé de la région des Caraïbes. La mesure des métaux lourds dans l'eau souterraine de Port-au-Prince a montré une contamination par le plomb et le chrome supérieure au niveau d'action de 15 mu g/L pour le plomb et au seuil maximal de contamination de 100 mu g/L pour le chrome total de l'Agence de Protection Environnementale des États-Unis. La contamination par le DEG de produits contenant du paracétamol (acétaminophène) en 1995-1996 a coûté la vie à 109 enfants et l'épidémie d'empoisonnement par le fruit d'ackee de 2000-2001 a entraîné 60 cas d'intoxication. Leçons pour le gouvernement haïtien. Les épidémies de DEG et d'ackee ont submergé les ressources de santé publique locales haïtiennes. Pourtant, des périodes de 8 et 4 mois, respectivement, se sont écoulées avant que le gouvernement haïtien ne cherche de l'aide après les premiers empoisonnements. À notre connaissance, le gouvernement haïtien n'a pas adopté de politique pour promouvoir la sécurité des médicaments et prévenir de futures intoxications. Cela ne changera probablement pas dans un avenir proche en raison des crises financières et de personnel de l'État. Bien que la protection de sa population reste la prérogative du gouvernement haïtien, il est extrêmement limité dans la gestion de l'exposition chimique aux toxines environnementales, y compris l'aflatoxine (il y a eu quelques maigres progrès récemment sur ce point) et les métaux lourds. Conclusions : Les cas d'intoxication au DEG et par le fruit d'ackee démontrent que des expositions environnementales aux produits chimiques ont eu lieu en Haïti. Les expositions actuelles à faible niveau à l'aflatoxine et aux métaux lourds soulignent le risque que de grandes échelles d'empoisonnement puissent survenir. Bien que les dangers toxicologiques en Haïti doivent être davantage reconnus au sein du gouvernement et des secteurs non gouvernementaux, les leçons de ces expositions sont pertinentes pour tous les pays en développement où la capacité à discerner et à gérer les risques toxicologiques est absente ou pas encore efficace.
Implications pour Haïti : Cette synthèse qui date de 2013 montrait déjà l’urgence de la question des aflatoxines (sur laquelle je travaille aussi, dans le cadre de mes recherches) et de l’exposition aux métaux lourds. Certes, le riz importé des États-Unis est contaminé, mais Haiti doit aussi se regarder dans le miroir et s’occuper aussi des contaminations non importées qui mettent en danger sa population.
Varia
HBO: Le Régime (série TV)
Synopsis: Plongée (fictive) au coeur d’un régime autoritaire européen moderne (dirigé par une femme).
Dany Laferrière: